AU FIL DU JOUR
Si le fil de fer barbelé fait partie, depuis janvier 2011, de notre environnement quotidien, il signale plus qu’il ne soustrait à l’atteinte visuelle et matérielle, les lieux qui focalisent la haine sociale ou politique, quel qu’en soit la raison. Ces fils enroulés ou tendus, hérissés de fines pointes, sont des signaux- repoussoirs, devenus largement visibles dans l’espace de la cité ; leur présence désormais ostentatoire contrôle les zones de circulation dans les grandes villes et découpe artificiellement l’espace public en une cartographie policière.
Appareil de dissuasion, le barbelé n’occulte cependant pas l’espace de l’interdit mais le met à distance en inscrivant une topographie de la dangerosité.il symbolise dans la proximité visuelle de l’objet inaccessible, la puissance abstraite du répréhensible, obligeant chaque jour, le corps du passant au détour et à l’espacement.
C’est à cette structure minimaliste de la clôture et à ses manières d’enfiler le vide que s’accroche le regard de l’artiste Selim Ben Cheikh ; il en saisit la force plastique en l’optimisant dans des figures inédites qui bouleversent sa symbolique dans l’ambivalence d’une vision esthétique où se mêlent tension et proximité. Le fil de fer barbelé devient pour l’artiste un matériau aux potentialités infinies : il l’étire, le rend flexible, en conjugue les figures, en retravaille les ronces et les torsades, variant ainsi les rapports entre lignes droites, courbes, nouages et pointes. Cette domestication d’un élément par nature rebelle, repris et saisi photographiquement ou disposé en installation sous plexis, donne lieu à des images conceptuelles qui ont la force esthétique de l’épure ; le procédé artistique maintient, en effet, la tension sous jacente au matériau tout en la transcendant par la beauté et la simplicité des formes.
Créer avec le fil de fer barbelé matérialise aussi pour l’artiste , le temps d’arrêt propre à la remise en question actuelle de l’habitus sociopolitique et culturel du pays ; symboliquement, le barbelé invite de manière incisive à la vigilance et à la réflexion critique qui permettent de se distancier des conventions :c’est ce que certaines œuvres cristallisent, en revisitant de manière peu consensuelle l’art calligraphique et l’ arabesque. Cette dernière propose un mode alternatif de l’ornemental par la répétition symétrique de modules barbelés aux allures d’araignées.
Selim Ben Cheikh a certainement su trouver dans le traitement artistique du barbelé, saisi dans sa matérialité et sa simplicité, un renouvellement des genres. Dans sa manière contemporaine de composer avec le présent, il est arrivé à créer un univers esthétique qui défie la menace par le dépassement des formes convenues.
RACHIDA TRIKI
Le 24/02/2014